Vers un humanisme laïc

J’ai jadis porté un signe religieux et ne l’ai jamais regretté.

C’était une petite croix en bois, suspendue à mon cou, pas particulièrement ostentatoire mais tout à fait visible. Je dirais même : intentionnellement visible. Ça n’a duré que deux ans. Je ne la portais pas toujours, selon le contexte, la situation, l’humeur.

Étais-je croyant?

En Dieu non ; en l’humanisme des évangiles, oui.
En Jésus-Dieu, non ; en Jésus-homme oui.

Je n’avais rien d’un croisé qui se soumet aux dogmes. Les miracles, par exemple, ont toujours été à mes yeux des métaphores, des symboles, des allégories. Même chose pour la virginité de Marie. La résurrection. Le paradis. Le Genèse. L’Apocalypse.

Ma mère était croyante et pratiquante, impliquée dans sa paroisse (et plus tard dans un centre spirituel œcuménique), mais elle ne nous a jamais forcés à aller à l’église. Jamais elle ne nous a sermonnés à coups de citations bibliques. Jamais elle n’a projeté sa soif d’absolu sur nous. Elle vivait sa foi intérieurement, sans en faire un spectacle. Une foi humaniste.

Une foi laïque?

Les meilleurs formateurs que j’aie connus

Mon premier contact  avec des religieux s’est fait au début de l’adolescence dans un collège privé dirigé par une communauté où enseignaient quelques frères. C’était l’époque (fin années 70) où, globalement, la religion commençait à disparaître du paysage scolaire québécois.

Ces frères enseignants ne nous parlaient pas de religion, ou très peu. Ils n’affichaient aucun signe religieux, ou très discrètement. Ils n’étaient pas frère Raymond, frère René, frère Ronald, ils étaient tout simplement Raymond, René et Ronald -avec le tutoiement à la clé. Leur vocation avait germé dans l’esprit de Vatican II, ouvert, moderne, qui disait aux religieux d’aller dans le vaste monde et de vivre comme le monde, dans un esprit fraternel. Humaniste. Quasi laïc. Il fallait désormais être témoins de l’Évangile tout en résistant aux tentations prosélytes. Tel était (ou semblait être) le souhait du bon pape Jean XXIII.

Le pape humaniste.

Un pape laïc?

C’est du moins ce que j’ai retenu de ces gens formidables qui m’ont marqué si positivement. Ces frères-là étaient droits, sympathiques, respectueux, dévoués. Ils furent parmi les meilleurs formateurs que j’aie connus.

Jeune adulte, je suis allé enseigner en Haïti dans une école dirigée par des frères de cette communauté. Pendant un an j’ai vécu avec quatre religieux. La récitation du chapelet en voiture, je connais. La lecture du bréviaire le long de la galerie, je connais. L’office du matin dans la petite chapelle, je connais. Le bénédicité avant les repas, je connais.

Quel riche héritage.

Jamais je ne me suis senti pris dans un étau spirituel, dans un carcan moral ou dans quelque obligation que ce soit. Je n’avais pas l’intention d’entrer en communauté et les Frères le savaient.

Mon rapport à la religion fut heureux, en gros, parce que j’ai eu la chance de le vivre comme un vecteur de l’humanisme et non l’inverse. Conformément à mes aspirations.

C’est en Haïti, par ailleurs, que j’ai découvert un humaniste laïc qui allait changer le cours de ma vie : Antoine de Saint-Exupéry. Saint-Ex ne croyait probablement pas en Dieu, mais il croyait profondément en l’Homme, à condition qu’il fût éclairé par l’Esprit. « Seul l’Esprit, s’il souffle sur la glaise, peut créer l’Homme. »  – Terre des hommes

Le créateur du Petit Prince a fait la guerre (la Deuxième Guerre mondiale) en tant que pilote et il y a trouvé la mort. Il n’était pourtant pas tenu de combattre. Trop vieux. Trop blessé. Trop rêveur. Mais aux heures les plus graves de l’humanité, un humaniste peut se faire combattant.

« Je combattrai pour l’Homme. Contre ses ennemis. Mais aussi contre moi-même. »

Cette phrase, qui scelle l’unité de Pilote de guerre, sera toujours à mes yeux l’illustration la plus juste et la plus forte de l’humanisme laïc.

Elle cultive le doute ultime.

« Mais aussi contre moi-même. »

La méfiance à l’égard de soi. L’humilité.

Humain, humus, humilité : même racine, terre.

« Contre ses ennemis. Mais aussi contre moi-même. »

Héros humanistes

À l’âge de 30 ans, enseignant au secondaire, j’ai ressenti le besoin d’approfondir ma spiritualité. C’est alors que la petite croix de bois achetée au monastère de Saint-Benoit-du-Lac s’est invitée dans ma vie.

Mais pas en classe. Il ne me serait jamais venu à l’idée de faire un spectacle de cette quête intérieure qui m’animait alors ; et encore moins de chercher à influencer mes élèves dans cette dimension si importante et si sensible de leur vie, qui repose sur la spéculation métaphysique.

J’enseignais le français et la littérature. Non la foi.

En 1996, ma carrière d’enseignant a bifurqué vers le cégep et depuis ce temps je vis en l’agréable compagnie d’écrivains aux profils variés : des athées (Maupassant, Camus), un déiste (Voltaire), un agnostique (Saint-Exupéry), un croyant (de Vigny), un croyant antireligieux (Hugo), un spiritualiste (Baudelaire), ainsi que des auteurs dont l’œuvre se situe en dehors de ces considérations.

En littérature québécoise, je dois souvent mettre en contexte la religiosité du Québec d’autrefois en plus de rappeler les ravages de ce pouvoir excessif … et, du même souffle, je dois exposer les bons côtés de cette religion tout en insistant sur un aspect que nous avons tendance à oublier : sans la religion, nous n’existerions probablement plus en tant que peuple.

Équilibre. Doute. Perspective. Comme Félix Leclerc, comme Michel Tremblay, comme Serge Bouchard, les héros humanistes de mon cours.

Mes élèves n’ont jamais su si j’étais croyant ou non. Du moins il me semble. Si je me suis échappé en classe, au hasard d’une envolée, ce fut probablement par respect pour leur intelligence. Il n’y a rien de honteux ni de glorieux à se dire croyant ou athée, mais cela exige un certain doigté. Une certaine retenue. Pas de spectacle ni d’insistance.

Dans le respect des jeunes esprits

En gros, je me sens proche de l’esprit chrétien mais pas nécessairement au cœur de celui-ci. Ma disponibilité spirituelle doit demeurer entière, car ma vocation – enseignant – le commande, d’autant plus que j’enseigne aussi un auteur musulman, Tahar Ben Jelloun, dont le magistral roman La Nuit sacrée exige cette disponibilité.

Quand j’entre dans la vision métaphysique d’un auteur (disons Albert Camus), je me fais un devoir de rappeler aux élèves que « ce n’est pas moi qui parle, c’est Camus. Et Albert Camus est un humain. Pas une idole. On en prend, on en laisse. » Ou encore : « Ce n’est pas moi qui parle c’est Charles Baudelaire, tel que je le comprends, tel que je le ressens. » Etc.

Ma mission pédagogique consiste à rapprocher les élèves des grands écrivains et non à défendre des croyances ou des idéologies. Je le fais dans un état d’esprit qui englobe toutes les idéologies et, ce faisant, les annule. Cela permet d’enseigner les fondements de ces idéologies le plus objectivement possible, dans le respect des jeunes esprits dont on nous confie l’éducation.

Le cœur de l’engagement

Que m’ont enseigné trente ans d’enseignement?

Un prof doit toujours se mettre au service de la discipline qu’il enseigne, en fonction des besoins des élèves tels qu’il les sent, tels que sa conscience les perçoit.

Trois choses fondamentales découlent de ce constat.

D’abord, le prof doit apprendre à vivre avec la tension constante entre son désir d’affirmation et l’humilité qui doit éclairer sa route.

Ensuite, il doit apprendre à vivre avec la tension entre son ego, nécessaire pour canaliser l’enseignement, et le don de soi qui est tout aussi nécessaire pour toucher les élèves.

Enfin, il doit apprendre à cultiver une certaine distance et une certaine résistance face aux élèves, tout en s’adaptant à eux dans la mesure du possible.

Comment vivre harmonieusement avec ces tensions?

En cultivant une vocation laïque.

Vocation = foi en quelque chose. Laïque = neutralité et ouverture.

Tel est le cœur de l’engagement humaniste.

7 commentaires sur “Vers un humanisme laïc”

  1. Philosophiquement, je dirais qu’une foi comme celle là ne me gosse nullement. Et j’endosse votre vision passionnée et responsable de la vie enseignante.

    1. À la santé des profs passionnés!
      S’ils ont su garder leur feu sacré, c’est (entre autres raisons) parce qu’ils ont été précédés par des profs inspirants, qui leur ont pavé la voie.
      Merci, cher distingué professeur Mongeau.

  2. Jacques Grand’Maison est un pretre, professeur de théologie et sociologue, Il a écrit plus de 50 livres et autant de collaborations et d’articles. Dans un de ses derniers livres  » Une spiritualité laïque au quotidien », il affirme avoir plus d’affinités avec un athée qui est humaniste qu’avec un religieux qui place Dieu au dessus des hommes. Il est un humanisme laic, qui fonde sa foi, son espérance sur le meilleur de l’enseignement du Christ. Si seulement, tous appliquaient les fameuses paraboles de  »La femme adultere » et de  »La poutre et la paille » tout irait mieux.

    1. J’ai toujours aimé le chanoine Grandmaison. Votre résumé de sa pensée ne fait qu’ajouter à cette perception favorable. Merci d’avoir pris le temps de l’écrire!

  3. Monsieur,
    Quel enseignement que ce beau texte! Votre expérience est en soi un enseignement. N’est-ce pas ce qu’on dit d’ailleurs? On prêche par l’exemple. Vous êtes une inspiration et un modèle, Monsieur. Merci d’avoir enseigné à nos enfants.

    1. Je m’emploie et m’engage à garder cette ligne directrice jusqu’à la fin de ma carrière, en 2024. Votre mot me touche. Merci beaucoup.

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