Le cas Larose: oui, sans doute, il fallait dénoncer

Benoit SéguinJusteSix a pris le contrepied de la révolution #MeToo à plusieurs reprises, mais JusteSix est aussi capable de reconnaître que certains cas se devaient de passer par une dénonciation à ciel ouvert. En voici un.

Jean Larose est accusé d’avoir abusé de plusieurs étudiantes pendant de nombreuses années à l’université de Montréal.

Ne tournons pas autour du pot: c’est sa position d’autorité qui est en cause ici.

La société confie à ses enseignant(e)s la formation des esprits. Ce n’est pas rien. Cela commande un niveau d’exigences morales presque comparable à celui d’une psychologue envers ses patients, où la couchette risquerait de tout gâcher.

Bien sûr, il peut y avoir des faux-pas dans une carrière longue de trois décennies. Des aventures, occasionnelles. Les faux-pas arrivent et arriveront. Ne les jugeons pas expéditivement.

Mais il ne s’agit guère de cela ici.

Il ne s’agit pas non plus d’histoires d’amour. (Nous sommes nombreux à connaître des couples formés d’un enseignant et d’une ex-étudiante, ou l’inverse. Des couples heureux.)

Il ne s’agit absolument pas de cela.

Baisodrome?

Le cas Larose semble en être un de manipulation sournoise exercée pendant plusieurs années afin d’attirer des jeunes proies dans son bureau, où trônait un immense canapé dans une atmosphère feutrée donnant l’impression que le bureau avait été « aménagé comme un deuxième appartement ».

Disons-le crûment: un tel bureau a tous les attributs d’un baisodrome potentiel. Les témoignages des plaignantes tendent à le confirmer. D’ailleurs, quiconque a fréquenté le milieu des lettres de l’UdeM dans les années 1990 et 2000 en a certainement eu vent : il se passait dans ce bureau-là des choses… Un ancien directeur du département, d’ailleurs, parle de « bruits de couloir faisant état de drague insistante ». Voilà un euphémisme prudent.

On dira que les plaignantes étaient majeures; et dans un cas, consentante. Attention. Ce n’est pas si simple.

On parle ici d’un prof avec des étudiantes.

La psyché, miroir séduisant

D’abord, il faut rappeler un principe: entre enseignant(e)s et étudiant(e)s, les relations sexuelles sont à proscrire tant et aussi longtemps qu’il y a un rapport d’autorité entre eux. Si cela est vrai pour une relation impliquant une psychologue et son patient, ça l’est aussi, à une autre échelle, pour un prof et son étudiante ; car la position de l’un donne accès à une part importante de l’intimité psychologique de l’autre, sur qui il a autorité. Soulignons par ailleurs que Jean Larose enseignait la création littéraire, un domaine qui, par définition, ouvre très largement la psyché. Ce n’est pas un détail. Un prof de création a la responsabilité d’orienter son étudiant(e) vers ses vérités les plus intimes, parfois exaltantes, souvent troublantes, toujours confrontantes.

À manipuler avec soin et non avec sa libido.

Après la psyché, les notes?

Ayant subi les tentatives du prof Larose sur son fameux canapé, la première plaignante mentionnée dans l’article dit avoir déguerpi aussitôt. Ici se termine son histoire. Elle n’était que de passage à l’UdeM (étant de McGill), ce qui a facilité sa sortie.

Quant à la seconde plaignante, on dira peut-être qu’elle a été imprudente, car après avoir échappé aux manoeuvres de Larose dans son bureau, elle est allée chez lui, à la fin du trimestre, « dans l’espoir qu’il l’aide dans ce projet » d’écriture. Résultat: une autre tentative du prof; un autre geste de recul de l’étudiante. Imprudence? Toute étudiante est en droit de s’attendre à ce que son prof ne la pousse pas dans de pareils retranchements, surtout après qu’elle eût clairement manifesté son refus. C’est à croire que la hardiesse de Larose ne connaissait aucune limite.

À partir de là, dit-elle, il fut d’une dureté excessive afin de lui faire payer son refus de s’allonger.

Après la psyché, la sanction? Les notes?

On nage en plein conflit d’intérêt.

L’art d’appâter

Dans son article Réveillez-vous, les filles!, Denise Bombardier insiste sur la stratégie de séduction d’un homme comme Jean Larose: la flatterie. Précédé d’un puissant charisme, il n’avait qu’à se montrer généreux dans ses remarques personnelles pour que certaines étudiantes se sentent choisies et, graduellement, en arrivent à abdiquer une part de leur instinct, de leur sens critique, toutes portées qu’elles étaient par cette reconnaissance que Larose leur accordait.

À l’évidence, les flatteries étaient surtout des appâts. On est loin de la pédagogie.

Une fois la prise échappée, toutefois, flatter devient inutile: mieux vaut alors frapper. Remarques insidieuses, commentaires tendancieux, évaluations possiblement biaisées… Qui croire?

À partir de là, la porte est grande ouverte aux pires manquements à l’éthique.

Libérer la prose en libérant le désir

La troisième plaignante admet n’avoir pas été « forcée à avoir des relations sexuelles avec lui ». Soit. Doit-on s’arrêter là? Ce serait sous-estimer le pouvoir d’un prof charismatique sur une élève ayant soif de reconnaissance – surtout dans le contexte d’un cours de création littéraire, répétons-le.

« Dans les commentaires sur ses copies, écrit la journaliste de La Presse, le professeur faisait souvent allusion au désir que l’étudiante réprimait, ce qui l’empêchait de libérer sa prose. »

Voilà qui est pour le moins retors.

Si tu veux accoucher d’une grande œuvre, jeune femme, tu dois d’abord te coucher.

Libérer sa prose en libérant le désir? Le message, pour subtil qu’il soit, n’en est pas moins clair.

Quand pédagogie rime avec lit

Certes il n’y a pas eu viol; mais le stratagème est trop gros, trop systématique pour qu’on le passe sous silence. On parle ici de quelqu’un qui a charge de former les esprits, rappelons-le. Un témoin affirme:

« Il y avait vraiment, pour lui, une mission pédagogique qui passait par le lit. »

Outre les sonorités, pédagogie et lit ne devraient rimer en aucune circonstance. On a beau chercher : aucun cas ne justifie une pareille approche. Jean Larose enseignait la création littéraire, pas la sexualité appliquée.

On est au coeur d’une équation malsaine qui se fout éperdument de la distance nécessaire entre une apprenante et son guide. Sous le fallacieux prétexte de la libération du désir, on franchit une limite absolument inacceptable.

Puisque les autorités universitaires n’ont pas su agir adéquatement (« mea culpa » disent-elles aujourd’hui) et que les tribunaux n’ont rien pu y faire, le recours aux médias sous l’impulsion de #MeToo nous paraît, exceptionnellement, justifié. Exceptionnellement. Comme pour Weinstein, comme pour Rozon.

Élixir d’autorité

On ne peut guère, dans ce cas-ci, évoquer la part de responsabilité qui revient aux plaignantes. L’emprise psychologique du professeur (une sorte de « transfert ») est trop forte, trop sournoise, trop malsaine pour pointer dans cette direction. Certes, au-delà de l’empreinte du prédateur, on peut imaginer des faiblesses chez certaines victimes (une soif momentanée pour ce genre de liaison? une ambition littéraire qui obnubile?); mais le rôle de l’enseignant est de transmuer ces faiblesses en forces, certainement pas de capitaliser là-dessus afin d’installer sa domination.

Jean Larose nous paraît donc responsable d’une part significative des séquelles que son comportement a engendrées chez les plaignantes, tout simplement parce qu’il était en position d’autorité et qu’il jouissait d’un fort ascendant sur elles, en tant que maître spécialisé dans la formation des esprits « créatifs ».

Tout est là: dans cet élixir d’autorité.

De gris à noir

Nous, de JusteSix, sommes d’avis qu’entre adultes consentants, là où il n’y a aucun rapport d’autorité en jeu, la responsabilité doit être partagée également entre les partenaires sexuels. Règle générale, il n’y a ni bourreau ni victime: il n’y a que des adultes qui s’entendent et d’autres qui ne s’entendent pas – et doivent l’assumer.

Le blanc et le noir sont rarissimes. Les nuances de gris, elles, dépassent largement la cinquantaine.

Depuis l’avènement du #MeToo, plusieurs cas médiatisés se situent justement dans ces zones grises. D’où notre discours critique; d’où notre rejet du tribunal populaire qui tend à balancer la présomption d’innocence au profit d’un jugement expéditif, commandité par le rouleau-compresseur dont on connaît les abus. Prudence.

Mais avec Jean Larose, on est clairement dans le gris-noir ultra foncé.

Libérer la prose? Non. Réprimer Larose.