J’aurais pu intituler cet article : Il faut descendre la montagne. Pieds nus.
Depuis que homo sapiens (l’homme qui sait) a entrepris sa longue migration pour se répandre aux quatre coins du monde, il a fait disparaître un à un les gros prédateurs, à quelques exceptions près.
Cette force d’extermination s’est décuplée à mesure que sapiens a étendu son habitat à toutes les régions du monde, du moins celles qui étaient accessibles et habitables.
Ensuite, dans son évolution, homo sapiens sapiens (l’homme qui sait qu’il sait) est entré dans le monde de la conscience et a raffiné ses méthodes, jusqu’à domestiquer la nature à un degré tel qu’il a entrepris ce qu’on pourrait appeler sa longue phase de dénaturation.
Le tout s’est accéléré drastiquement au cours des siècles derniers, tel un rouleau compresseur qui tourne de plus en plus vite, qui comprime de plus en plus fort, imposant un modus vivendi unique, envahissant, et même anxiogène pour quiconque le rejette. Pensons au « mal du siècle » et au « vague à l’âme » des écrivains romantiques du XIXe siècle, par exemple.
Mais nous voilà ailleurs. Beaucoup plus loin. Nous basculons.
Le XXe siècle a accéléré le processus de dénaturation de l’être humain jusqu’à son point de bascule ; et le XXIe siècle est en train de le confirmer. Nous ne nous contentons plus de domestiquer la nature : nous la détruisons. Et pas uniquement les gros prédateurs.
Nous voilà affublés de maux existentiels et d’un mot qui n’existait même pas en 2015 : écoanxiété.
Comment en sommes-nous arrivés là, nous qui étions promis à un avenir radieux dans un monde moderne, ouvert, bâti sur les décombres de la Deuxième Guerre afin que jamais plus l’être humain ne descende aussi bas?
Comment avons-nous pu passer du pire au pire encore, en moins d’un siècle?
Je propose l’hypothèse que nous entrons dans une phase de notre évolution que l’on pourrait appeler homo sapiens sapiens sapiens.
L’humain qui sait qu’il sait qu’il sait.
Autrement dit : en plus d’être conscient, l’humain est désormais conscient d’être conscient en tout temps, partout, en toute circonstance, avec son ego boursoufflé, ce qui creuse davantage le fossé entre lui et le règne animal. Il est guidé par un sentiment de supériorité par rapport au vivant qui s’accompagne d’une lourdeur existentielle invivable.
Trop de conscience peut-il nuire à l’instinct?
Notre intelligence surdéveloppée pourrait-elle entrer en conflit avec notre instinct de survie?
Notre position d’extrême domination dans la pyramide du vivant est-elle en train de nous aliéner?
Parvenu au faîte de la plus haute montagne, homo sapiens sapiens sapiens cherche désespérément d’autres sommets encore plus hauts. En vain. Et voilà qu’il se met à piaffer, sur sa crête, jusqu’à y creuser le sillon de sa propre folie.
Homo sapiens sapiens sapiens : l’humain qui se croit supérieur à la nature, qui se divinise, qui se projette au-delà de son habitat tout en le détruisant, dans l’espoir démentiel de calmer ses angoisses quelque part dans l’espace.
Ne rêve-t-on pas d’aller coloniser d’autres planètes?
N’applaudit-on pas les délires de Stephen Hawkins?
La psyché auto-divinatoire de homo sapiens sapiens sapiens est en train de lui faire perdre pied. Ses mécanismes ancestraux de survie se sont transmués en mécanismes de fuite : fuite vers l’avant, fuite vers le haut.
Il y a longtemps que nous nourrissons un rapport problématique avec la nature, mais tel qu’il se présente aujourd’hui, ce rapport menace non pas uniquement quelques espèces animales et végétales, mais tout l’équilibre sacré, infiniment complexe, que la Terre a mis un temps indéterminé à créer ; un temps qui dépasse l’entendement de homo sapiens sapiens sapiens.
S’il y a lieu de parler d’écoanxiété, c’est dans cette perspective-là qu’il faut la situer.
Faut-il revenir à une forme de soumission à l’idée d’un Dieu tout-puissant?
Je ne le crois pas mais je comprends tout à fait cette tentation.
La seule issue, à l’évidence, se trouve dans un rapprochement majeur entre l’humain et la nature, un rapprochement symbiotique, de type filial et amoureux, qui nous invite à contempler la Terre sous nos pieds davantage que l’inaccessible étoile motivant nos fuites vers le haut.
Cela suppose un délaissement progressif de tout ce qui participe à nourrir notre dénaturation : les grosses villes, la technologie lourdement artificielle, la surmédicalisation des maladies, le besoin infini d’expansion, la conquête de l’espace, la survalorisation de l’intelligence, etc.
La montagne que l’humain a gravie depuis sa création peut se redescendre.
Aucune montagne n’est éternelle ; aucune n’est infinie.
L’humain doit retrouver ses racines.
Pieds nus sur terre.
C’est de la philosophie que tu déroules ici, ne t’en déplaise, mon cher Benoît. Le rapport homme-nature, les dangers de la domination humaine sur la nature, la survie de notre planète, de notre espèce et de toutes autres, tout cela dégage un parfum nettement philosophique. Non?
Clairement!
Impossible de cacher la philo à un prof de philo. Once a teacher, always a teacher! 😉
« Cela suppose un délaissement progressif de tout ce qui participe à nourrir notre dénaturation : les grosses villes. »
Il y a malheureusement plusieurs pays surpeuplés où il est techniquement impossible de retourner à « l’état sauvage ».
Je crois qu’il y aura une purge importante de tout ce qui est vivant incluant, pour une bonne part, l’espèce humaine. L’équilibre pourra alors se refaire mais ce sera un long chemin.
Bonjour Lyne,
Une transformation lente, progressive, qui se fera sans aller aussi loin que de retourner à l’état sauvage, bien entendu : en se rapprochant de la nature, tout simplement, au quotidien.