C’est gazant pour plusieurs raisons.
D’abord, remarquez que le fait de « ne pas l’avoir vécu » a beaucoup moins d’importance quand l’opinion que vous exprimez est du bon bord de la morale. Par exemple, ceux qui, sans en avoir jamais vécu eux-mêmes, affirment comprendre les victimes d’agression sexuelle, ou encore qui soutiennent que de se faire frôler une fesse dans un autobus est aussi traumatisant que d’être suivie par un étranger à 3 heures du matin, ne se font pas répliquer : « Tais-toi! Tu ne peux pas savoir, tu ne l’as jamais vécu! » Non, les seules personnes qui se font rabrouer ainsi sont celles dont la pensée dérange.
Cet argument est aussi une façon facile de dire aux gens de se taire, mais qui est plus polie que le classique « ta gueule ». En d’autres mots, « Je n’aime pas ce que tu dis, mais je ne te le dirai pas comme ça, je vais me contenter de te dire que tu ne peux pas comprendre, et tu ne pourras rien répondre parce que c’est vrai. » Dossier clos. « Tu ne peux pas savoir », ça laisse entendre que si tu ne fais pas partie de ceux qui l’ont vécu, tu ne peux pas juger, évaluer, discuter, avoir des arguments dignes d’être entendus, tu ne fais pas partie de la gang.
Et puis avant de pouvoir me dire « tu ne l’as pas vécu » il faudrait au moins savoir de quoi on parle: je n’ai pas vécu quoi au juste? Une agression sexuelle? Oh, mais c’est très large comme concept. Et selon moi, ce que j’ai vécu ne s’apparente pas à des agressions sexuelles, mais pour d’autres, c’en est peut-être. Je pourrais donc savoir. Je considère n’avoir jamais été victime d’une agression sexuelle, mais si je détaillais mes expériences, peut-être s’en trouverait-il plusieurs pour dire qu’il s’agit bien d’agressions sexuelles.
Dans le grand fourre-tout des agressions sexuelles, on met maintenant sur un pied d’égalité la jeune fille de 16 ans qui s’est fait violer dans une ruelle par un étranger, et la femme qui s’est présentée au bureau avec un décolleté profond et s’est fait frôler un sein dans l’ascenseur par un collègue. Il suffit dorénavant de dire #moiaussi pour que toutes ces femmes soient vues comme victimes au même titre. Et les autres? « Elles ne peuvent pas comprendre. »
Pourtant, j’en ai vécu, moi, certaines de ces mésaventures, et à part en avoir tiré de bonnes histoires à raconter dans des soirées de sacoches, ça ne m’a pas, moi, particulièrement traumatisée. Mais je n’ai jamais été violée. Je ne me permettrais pas de comparer mes anecdotes à cette horreur.
De plus, affirmer que les personnes qui n’ont pas vécu tel ou tel événement ne peuvent pas comprendre, c’est un peu comme dire qu’il n’y a qu’une façon d’analyser et de ressentir les événements pour les victimes. Il n’y aurait qu’une façon de survivre à une agression ou un drame : celle de la majorité des victimes. On considère donc que toutes les personnes violées pensent la même chose. Est-ce vraiment le cas?
Et finalement, pourquoi une personne qui aurait été traumatisée par un événement serait, en vertu de son état de victime, la meilleure juge d’une situation semblable, alors qu’en fait c’est souvent le contraire? Quand on choisit un juré pour se prononcer au procès d’un récidiviste de l’alcool au volant, choisit-on la mère d’une victime de l’alcool au volant? Certainement pas, et pour cause : l’objectivité de cette femme ne peut pas être garantie, la cause la heurte beaucoup trop frontalement.
Une personne traumatisée est certainement la mieux placée pour nous parler de son expérience. Mais il ne devrait pas appartenir aux seules victimes de déterminer ce qui aurait dû être fait, quelles leçons tirer des événements, ou quels changements devraient être apportés à notre société ou à nos lois. C’est à nous tous d’en discuter.